La souffrance ! Elle est partout. Elle est autour de nous, elle
est en nous. Le monde entier est son domaine, mais son terrain privilégié,
en même temps que son meilleur auxiliaire, est l'homme, à qui
il suffit d'exister pour souffrir et produire automatiquement de la douleur.
Qu'on s'appelle Job, Paul de Tarse, Homère, Michel-Ange, Chopin,
Napoléon ou Soldat inconnu, la souffrance colle toujours à notre
peau d'homme. La souffrance est partout. Elle est capable de prendre
toutes les formes imaginables : maladie, torture physique, deuil,
souffrance morale, chagrin d'amour, vieillissement... Tour à tour,
elle se fait aiguë, sournoise, violente, sourde, tenace, latente,
lacérante, hideuse, vicieuse. Elle frappe, martèle, écrase
le corps, brise le cœur, fait agoniser l'esprit. ElIe peut naître
du travail, tout autant que du plaisir. Personne sous le soleil n'est à l'abri
de la souffrance. Elle règne dans la vie du pauvre, mais n'épargne
pas le confort du riche. Elle fait pleurer l'enfant, défigure
la beauté du jeune, ride le visage de l'adulte et tord le corps
du vieillard. Du berceau à la tombe, la souffrance est
notre inséparable compagne. Elle fait partie intégrante de la vie.
Devant cette implacable réalité, l'homme se rebelle et
se défend avec tous les moyens à sa disposition. Son instinct
de vivre s'oppose sans cesse contre tout ce qui menace de le détruire.
Sera-t-il possible d'apprendre à assumer la souffrance, à la
maîtriser, à l'utiliser, à la transformer, de manière à pouvoir
faire de cette maîtresse de mort, une maîtresse de vie ?
La souffrance est un sujet si vaste et si complexe qu'il serait prétentieux
de ma part de vouloir ébaucher ici, ne serait-ce que ses principales
implications. Car la souffrance peut être abordée par de
très différentes approches qui échappent totalement à ma
compétence : point de vue médical, psychologique, social, éthique,
philosophique, théologique. Il serait extrêmement enrichissant
d'explorer ces différentes voies avec l'aide de spécialistes
dans les domaines mentionnés ! Je ne suis pas un spécialiste
de la souffrance. Je ne suis donc pas là en tant que tel. Il y
a de nombreuses personnes qui connaissent mieux que moi la douleur, soit
par expérience professionnelle, soit par expérience personnelle.
Je ne suis là qu'en qualité de témoin. Je dirais à la
rigueur que je suis là en qualité de souffrant. En tant
qu'être humain soumis à la souffrance, comme vous tous,
sensibilisé peut être d'une manière spéciale
au problème qui nous occupe, de par ma formation et mon travail
pastoral. Toute cure d'âme n’est qu'un accompagnement de
ceux qui souffrent.
Or, plutôt que de traiter le problème métaphysique
du mal ou le problème théologique de la souffrance, j'aimerais
me limiter à considérer quelques-uns de ses aspects humains.
Car en réalité ce qui existe, ce n'est pas exactement
le problème universel de la souffrance, mais des êtres
qui souffrent pour des problèmes bien personnels. Nous tous,
vous et moi. La simple expérience de la vie nous confronte à cette
triple constatation :
– Le besoin universel d'exprimer et de crier sa souffrance.
– Le désir universel d'expliquer la souffrance ou de lui trouver
un sens.
– L’effort universel pour éviter, combattre ou supprimer
la souffrance.
Exprimer la souffrance
Depuis toujours l'homme se sent poussé à exprimer sa
souffrance. Dès la naissance, Ies premières expressions
du nouveau-né sont des cris de douleur, de rupture, de peur,
peut-être d'inconfort. La littérature universelle surgit
comme un besoin de dire Ie drame humain. Cette clameur parcourt tous
Ies âges de l’histoire. II arrive même que Ies plus
beaux chants soient aussi les plus désespérés,
les plus douloureux. La Bible contient beaucoup de témoignages
sur la souffrance : Salomon et Job ont connu et exprimé mieux
que quiconque la misère humaine, l'un dans la prospérité (voir
l'Ecclésiaste) et l'autre dans l'adversité. L'un en faisant
l'expérience de la vanité des plaisirs et l'autre en
faisant l'expérience de la réalité de la souffrance.
La force de la tragédie grecque réside justement dans
le fait d'avoir su exprimer le drame qui se joue au cœur de chaque être
humain : l'homme confronté à un malheur qui est à la
fois révoltant et inévitable, et face auquel il se sent
en même temps victime et coupable. Le stoïcisme et la plupart
des philosophies orientales ont insisté sur la valeur éthique,
voire le mérite spirituel de la négation, de la répression
et de la non expression de la souffrance. « Douleur, tu n'es qu'un
mot » (Epictète). De nombreuses tendances religieuses,
même chrétiennes, sont au contraire presque arrivées
au culte de la souffrance, à travers le dolorisme et certaines
formes d'exhibitionnisme sadomasochiste, à caractère
religieux (flagellations, processions, cultes des viscères...).
Face à ces excès, il est important de comparer l'exemple
du Christ. Il n'a pas réprimé sa souffrance. Mais ses
expressions sont d'une sobriété et d'un réalisme
saisissants. II dit : « J'ai soif » (Jean 11.28). Il pleure
sur Jérusalem (Luc 19.41) et sur le tombeau de Lazare (Jean
11.35). Il dit au soldat : « Pourquoi me frappes-tu ? » (Jean
18.23). Il crie son désarroi face à la solitude et à l'abandon : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » (Mt
27.46). Avec lui, je retrouve le droit d'exprimer ma souffrance et
de la dire, non en l'affichant mais en ne la cachant pas à tout
prix, non plus.
Expliquer la souffrance
L'homme se limite rarement à exprimer
sa douleur. Il veut la comprendre. « Pourquoi ? » est la
question qui se pose à tous
ceux qui souffrent. Pourquoi moi ? Pourquoi lui ? Pourquoi cela ? Il
est paradoxal que la souffrance qui est une des réalités
les plus connues à l'être humain, soit aussi l'une des
plus incompréhensibles ! Pourquoi souffrons-nous ?
La douleur est encore en grande partie
un mystère pour la science.
C'est difficile d'en parler en général, car il y a autant
de formes et de degrés de souffrance qu'il y a de cas humains.
Il y a des souffrances qui proviennent de besoins physiques tels que
la faim, la soif, le froid... D'autres viennent d'agressions causées à l'organisme.
Ces formes de douleur agissent pour la protection de la vie. Des terminaisons
nerveuses lancent des sensations douloureuses comme des signaux d'alarme
face à un danger (une brûlure, une piqûre, etc...)
Tout un mécanisme se met en marche pour éviter un plus
grand mal. Cette douleur physique est très relative et varie
selon les peuples, les individus et les cas. Il parait qu'il y a des
peuples chez qui la vie semble à peine affectée par les
caries !
Lors de certaines guerres, on a vu des soldats opérés
sans anesthésie qui ne semblaient pas éprouver une plus
grande souffrance que celle due à leurs blessures. Il y a des
femmes qui accouchent et se lèvent aussitôt pour travailler.
Malgré les variations du seuil de sensibilité à la
douleur, l'attitude de l'être humain est toujours d'aversion
et de refus. La douleur est perçue comme quelque chose d'extérieur à nous
et qui envahit notre corps à notre insu. Le sentiment de rupture,
de déséquilibre provoqué par la douleur génère
un effort immédiat de solidarité de tout notre être
dans le refus de l'agression et une mobilisation générale
pour un rétablissement harmonieux. En ceci, elle a une fonction
positive.
Ce qui rend la douleur insupportable
c'est Ie sentiment d'impuissance qui l'accompagne. Car la douleur nous
montre jusqu'à quel point
nous sommes vulnérables, jusqu'à quel point ce qui nous
est Ie plus cher – notre corps – est capable de se retourner contre
nous. D'un côté, nous existons grâce à la
fonction protectrice de la souffrance (aspect positif), d'un autre,
nous cessons d'exister aussi à cause de sa fonction destructrice
(aspect négatif). Il est évident que l'explication « naturelle » de
la souffrance ne nous suffit pas. Depuis toujours et partout, l'homme
a essayé de répondre à cette question au moyen
d'explications qui dépassent la sphère de l'expérience
humaine : punition d'une transgression à l'ordre universel (notion
de tabou), vengeance des dieux ou des forces de la nature pour le châtiment
d'un coupable, moyen pour progresser, se purifier ou purger ses fautes
(ou celles des autres).
Toutes les religions et les mythologies offrent des explications métaphysiques
au problème de la souffrance : Prométhée souffre
parce qu'il a osé apporter la connaissance divine aux hommes,
contre la volonté des dieux (les vautours rongent ses entrailles,
image du remords, de la haine et du ressentiment). Bouddha dira : « Voici
mes frères, la vérité sur la souffrance. La naissance
est douleur, l'amour est douleur, la séparation est douleur,
ne pas réaliser ses désirs c'est souffrir, s'attacher
aux choses de la vie c'est souffrir. Voici l'origine de la souffrance
: le désir du bonheur, le désir d'exister. » Une
idée très courante dans beaucoup de religions (même
chrétiennes), est que toute souffrance est le résultat
direct d'une punition divine causée par une transgression dont
le coupable n'est pas nécessairement conscient. Ainsi nous entendons
dire : « Pourquoi Dieu permet-il que cet ivrogne renverse ce vieillard ? », « Pourquoi Dieu permet-il que des enfants soient massacrés
pendant toutes ces guerres ? », « Pourquoi Dieu m'envoie-t-il
ce cancer ? », « Qu'est ce que j'ai pu faire au bon Dieu
pour qu'il me donne une fille aussi bête ? » L'enfant tombe
en essayant d'atteindre le pot de confiture : « Voilà,
tu l'as bien mérité. Dieu t'a bien puni ! »
C'est la théologie des sadducéens (celle des amis de
Job) : toute prospérité est une bénédiction
divine, tout malheur un châtiment mérité !
La Bible ne contient pas beaucoup d'explications sur la souffrance.
Elle dit que la souffrance a son origine dans la liberté humaine.
Mais il y a un livre (celui de Job) qui a été certainement écrit
pour s'opposer à cette tendance bien enracinée en l'homme,
selon laquelle toute souffrance est la conséquence directe de
la punition divine pour une faute personnelle. Il est vrai que la Bible
dit que « le salaire du péché, c'est la mort » mais
elle ne dit nulle part que toute souffrance est le salaire mérité par
le péché du souffrant. Je ne connais pas de réponse à la
question de la souffrance aussi dévastatrice, aussi anti-biblique
que celle-ci. Je l'ai toujours trouvée beaucoup plus convaincante
pour ceux qui la donnent que pour ceux qui souffrent. Il est, en effet,
assez facile de prétendre convaincre Job avec cette explication
(non de Ie consoler !) quand on ne sait pas de quoi on parle,
parce qu'on n'a pas souffert soi-même. Mais Ie texte biblique
est bien clair. Job souffre et pourtant il est innocent (Job 1.1).
Malgré ce livre et beaucoup d'autres passages bibliques, il
y a encore aujourd'hui des gens qui raisonnent comme Ies amis de Job.
Un jour, les disciples de Jésus, en voyant un aveugle de naissance,
lui posent la question suivante : « Qui a péché,
celui-ci ou ses parents pour qu'il soit aveugle ? » (Jean 9.1-3). Les
disciples savaient déjà qu'il y a des maladies propagées
par voie sexuelle, qui donnent parfois naissance à des enfants
aveugles. Ils croyaient aussi possible, selon la théologie des
pharisiens, que l'enfant soit né aveugle comme châtiment
des péchés qu'il commettrait plus tard ! La réponse
de Jésus est très intéressante, car il leur dit : « La question n'est pas là. » Devant la souffrance,
l'essentiel n'est pas de pouvoir l'expliquer mais de faire quelque
chose pour la soulager. Il fit alors de la boue, et mobilisa l'aveugle
pour œuvrer dans le but d'une guérison.
Certains affirment que la souffrance
a comme but de nous rendre meilleurs en nous purifiant par le feu de
l'épreuve. J'ai pourtant constaté dans
ma vie et dans mon ministère que si la souffrance rapproche
parfois de Dieu, dans d'autres cas, elle révolte contre Dieu
ou tout simplement, détruit. Les évangiles nous montrent
que celui qui était déjà le meilleur des hommes
a pourtant terriblement souffert. Et sur la croix, Jésus ne
voit pas la souffrance comme quelque chose que Dieu lui envoie. Au
contraire, Jésus se rend compte que Dieu le laisse pleinement
souffrir, abandonné à sa totale humanité. Son
cri sur la croix « Pourquoi m'as-tu abandonné ? » signifie
moins « Pourquoi me fais-tu ça ? » que « Pourquoi
n'interviens-tu pas ? » (Mt 27.46). Arrivés à une
certaine limite, nous devons abandonner la thèse de la souffrance
positive. La douleur est trop souvent un supplément sinistre,
qui détruit l'homme sans lui
apporter quelque chose en échange. Nous souffrons donc pour
différentes causes :
– Nous souffrons parce que nous sommes des êtres humains. Notre
réalité corporelle est sensible, vulnérable et
mortelle. Dans ce sens, notre souffrance est « naturelle » ou
du moins inévitable dans cet état de choses.
– Nous souffrons parce que nous sommes intelligents, donc capables
en même temps de nous rendre compte de notre réalité souffrante,
et capables d'utiliser notre souffrance pour faire souffrir.
– Nous souffrons parce que nous sommes bêtes. Beaucoup de notre
souffrance vient de nos erreurs par rapport à nous et par rapport
aux autres.
– Nous souffrons parce que nous sommes libres et capables de faire
des choix douloureux.
– Nous souffrons parce que nous sommes méchants, capables de
nous faire très mal individuellement et collectivement.
– Nous souffrons aussi parce que nous sommes ensemble, solidaires,
et victimes du mal des autres.
– Nous souffrons enfin par solidarité ou compassion face à la
souffrance de l'autre. Cette souffrance est appelée parfois « souffrance
rédemptrice ». Mais attention, c'est une expression risquée.
Car ce qui est rédempteur, ce n’est pas la souffrance,
mais l'amour capable d'aller jusqu'à l'héroïsme
pour aider ou sauver l'autre. La souffrance n'est jamais l'acte salvifique,
mais seulement la conséquence. La relation entre souffrance
et réalisation positive n'est jamais une relation de cause à effet.
C'est une relation de réalisation malgré tout.
Assumer,
récupérer,
combattre la souffrance
Assumer la souffrance morale
Le besoin d'assumer la souffrance est clair dans certaines souffrances
physiques (celles qui accompagnent Ies prouesses sportives, par exemple)
mais surtout dans Ie cas de la souffrance morale. Au contraire de la
souffrance physique, la souffrance morale n'est due ni à un
accident, ni à un état pathologique. Elle fait partie
de la condition humaine. « La réalité humaine est
souffrante par nature » (J.P. Sartre, L'Etre et le néant,
p. 134). Cette souffrance surgit d'un conflit entre la volonté –
nos désirs – et la réalité. Elle est causée
par notre frustration face à nos limites biologiques (on
se trouve laid, malade, ou vieux), sociales (être exclu, juif,
noir, étranger, célibataire), économiques (ne
pas pouvoir payer son loyer ou ses dettes), affectives (se savoir trompé ou
non aimé). Elle est provoquée par les barrières,
parfois infranchissables, que la réalité dresse en face
de nos rêves, de nos illusions et de nos attentes : être
blessé par la critique, se sentir bête ou coupable, avoir
peur (de ne pas guérir, de ne pas être aimé...), être
désespéré par le « trop tard » (pour réparer
une faute, la mort d'un être cher, le vieillissement...). La
souffrance fait ainsi partie constituante de l'homme au moins dans
son état actuel.
Qu'est ce que la sensibilité, sinon d'abord l'aptitude à souffrir ? Est -ce possible d'aimer sans souffrir ? Plus un cœur aime,
normalement plus il souffre. Plus un être est consciencieux,
sensible et intelligent, plus il risque de souffrir. La Bible disait
déjà que : « Celui qui augmente ses connaissances,
augmente sa douleur » (Ecclésiaste 1.18). La souffrance
accompagne donc la sensibilité spirituelle, intellectuelle
et morale. Faudrait-il souhaiter être privé de ces capacités ? La solution à la souffrance ne serait pas de dissimuler sa
sensibilité comme on dissimule une tare physique. Faudrait-il
redouter l'épine au point de renoncer à cueillir la fleur
ou Ie fruit ? Quiconque aurait étouffé en lui-même
la faculté de s'émouvoir (de souffrir !) apparaîtrait
comme un monstre. Par contre, Ie cœur qui vibre devant la douleur
humaine et s'évertue à la soulager, est reconnu par tous
comme un être plus humain. Où irions-nous aux heures grises
de la vie, puiser force et espérance, s'il n’existait
pas de telles personnes ?
C'est pourquoi souvent la souffrance affine l'homme, l'aide à réaliser
pleinement son humanité. Or, une telle œuvre, qui consiste à réaliser
l'idéal de Dieu dans notre vie (l'œuvre essentielle d'une
vie humaine), ne s'accomplit pas sans tâtonnements, sans efforts,
sans résistance tant du dedans que du dehors, en un mot, sans
souffrance. Le meilleur de nous-mêmes, nous le devons parfois à nos
douleurs. Dieu a dit à la femme : « Tu enfanteras dans
la douleur » (Genèse 3.16). Ce n'est pas un châtiment,
c'est une constatation. Tu t'enfanteras toi-même dans la douleur.
Le développement de ta personnalité, ton éducation,
ta place dans la vie, ta maturité chrétienne sont autant
de conquêtes que tu ne peux réaliser qu'au prix de la
souffrance.
La douleur, auxiliaire précieuse, indispensable et néanmoins
effrayante, a donc un rôle éducateur. L'assumer avec cohérence
contre l'homme égoïste et jouisseur, c'est le chemin le
moins fréquent ! Un chemin de salut et de vice. Pourvu
qu'il ait un sens ! Lorsque Dante, épuisé par sa
pénible marche à travers les innombrables cycles de l'Enfer
et du Purgatoire, sent son cœur défaillir, Virgile lui
murmure ces trois mots, si riches de réconforts pour lui : « Tu
verras Béatrice. » A cette pensée, Dante aussitôt,
retrouve de nouvelles forces et avec courage reprend sa douloureuse
pérégrination à travers les sombres vallées
de l’épreuve. Ne pourrait-on pas voir dans cet épisode
de l'immortel poème un symbole du rôle mystérieux,
mais réel, joué par l'espérance dans l'existence
de l'humanité ? L’espérance est la force spirituelle
qui suffit à empêcher, en perdant courage, de perdre à tout
jamais la vie, qui permet d'aller au devant du devoir et s'il le faut
du sacrifice.
Récupérer la souffrance
Il y a une relation mystérieuse entre la souffrance et la force
spirituelle. L'intellectuel et le religieux sont exposés à souffrir
d'une angoisse supplémentaire. La souffrance est inséparable
de la recherche scientifique et spirituelle, car l'intellectuel est
tourmenté davantage que d'autres, par les problèmes tragiques
que pose la vie. Les artistes semblent compter parmi les privilégiés
de la souffrance. Quel rôle joue la souffrance dans leur création
artistique ? Existerait-elle sans la douleur ? Si l'artiste l'est grâce à sa
sensibilité, c'est qu'il est capable de souffrir beaucoup. Comment
la souffrance n'affecterait-elle pas la sensibilité délicate
de l'artiste ? Aussi, rares sont les grandes créations franchement
joyeuses. Le comique et le rire ne sont souvent qu'une grimace de la
souffrance, telles Ies comédies de Molière desquelles
Alfred de Musset disait fort justement « que lorsqu'on vient d'en
rire, on devrait en pleurer ».
Ai-je besoin de rappeler la place
que tient la souffrance dans toute la littérature, parsemée
de conflits, de déchirements,
d'angoisses et de crimes, dont la souffrance et l'amour sont en même
temps cause et effet (penser à Hugo, Chopin, Schumann, Beethoven,
Jean-Sébastien Bach (qui perdit 13 de ses enfants) ? Toutes
leurs œuvres ne
sont-elles pas l'expression de la lutte de l'homme contre l'adversité,
ne représentent-elles pas l'effort de l'homme pour comprendre
Ie sens de la souffrance, pour la vaincre en s'élevant au-dessus
d'elle ?
Combattre la souffrance
Malgré toutes Ies explications qu'il s'est procuré,
l'homme a toujours combattu la souffrance, par tous les moyens mis à sa
disposition. La technique ainsi qu'une large part du labeur des scientifiques
n'ont en réalité qu'un but : combattre la souffrance,
l'obliger à reculer, en un mot améliorer Ies conditions
de l'existence (lutte contre la faim, Ie froid, la fatigue, etc.).
Tant qu'il subsistera une souffrance, Ies vrais scientifiques travailleront à dépasser
leurs efforts de la veille.
Oui, mais toute médaille a son revers. Et la science, comme
tout ce que l'homme touche, est aussi génératrice de
souffrance. Aussi acharné, aussi fécond, aussi méritoire
que soit l'effort des savants pour vaincre la peine des hommes, ils
ne peuvent pas dispenser l'humanité de sa responsabilité morale.
Sans celle-ci, tout effort est vain. C'est en négligeant l'éthique
que nous sommes arrivés à cette « barbarie scientifique » de
la guerre et de la paix où Ie monde risque son propre suicide.
La médecine et la pharmacie en lutte contre la maladie pour
limiter ou réduire la douleur, ou faire reculer ses frontières : accouchements sans douleur, mort sans douleur... Est-ce qu'en voulant éliminer
la souffrance à tout prix, nous ne risquons pas aussi d'éliminer
la sensibilité ? On peut se demander si l'aspirine nous a rendus
plus heureux ou bien plus fragiles et intolérants ?
Nous ne nous pencherons jamais avec
assez de considération
sur la souffrance humaine, et c'est pourquoi sont admirables ceux qui
la combattent à grands coups d'intelligence et de cœur.
Cicéron avait déjà dit que : « C'est le cœur
qui fait le vrai médecin. » Le vrai médecin est un
sentimental qui reste scientifique. Pensons aux hôpitaux, ces
temples de la souffrance où l'homme vient chercher soulagement à sa
misère et un peu d'espérance. Jésus a consacré un
immense effort à soulager
la souffrance. Il a assumé sa propre souffrance après
avoir essayé de l'éviter (Père, éloigne
cette coupe... mais non ma volonté). Il a appris l'obéissance à travers
la souffrance et nous encourage à assumer la souffrance supplémentaire
d'être chrétien (Luc 9.23).
Conclusion
Au bout de notre rapide enquête au pays de la souffrance, nous
pouvons conclure que rester humain et chrétien face à la
vie : c'est garder une parcelle de foi dans la dignité de la
nature humaine, dans la valeur sacrée de la vie et de son mystère,
c'est se préoccuper sans cesse d'adapter ses découvertes à la
nature intégrale de l'homme, c'est se reconnaître serviteur
de l'humanité et à ce titre, lutter énergiquement
contre tout ce qui rabaisse l'homme, c'est développer constamment
en soi-même le souci de se pencher avec une piété fraternelle
sur les membres souffrants de la famille humaine, c'est transformer
la douleur en maîtresse de vie.
La souffrance, souvent inutile et destructrice, peut-elle être
assumée et récupérée au point d'apporter à la
vie de celui qui souffre quelque chose de positif ? Tout dépend
du genre et de l'intensité de la souffrance. Il y a des formes
de souffrance tellement intenses qu'elles débordent toutes les
défenses psychologiques de l'individu et entraînent inévitablement
sa destruction (torture, maladies terminales, etc...). D'autres souffrances
sont susceptibles d'être assumées et surmontées
même admirablement.
Normalement toute souffrance – surtout morale – a trois temps : déstabilisation
(on se sent violé, paralysé, insécurisé),
deuil (on se sent confronté à la réalité et
on réagit de différentes manières : rébellion,
dépression, régression, etc.), dépassement : la
vie, même mutilée, renaît. Ces phases correspondent
avec les trois moments de la passion du Christ, notre modèle : crucifixion (temps excédé par l'intensité et
la brutalité du mal), mise au tombeau (temps de silence, de
désorientation, de souvenir), résurrection (temps d'espérance,
d'action et de reconstruction). Beaucoup de personnes n'arrivent jamais à ce
dernier stade. La souffrance les enferme sur elles-mêmes (avec
des douleurs réelles ou somatisations). Combien de gens ne souffrent-ils
pas des malheurs qui ne les ont jamais touchés ?
Pour dépasser la souffrance, il est nécessaire de l'assumer
et ensuite d'apprendre à souffrir. Il ne s'agit pas de se résigner
face à sa souffrance mais de ne pas se laisser bloquer par elle.
Voir plus loin ! Le désir irrésistible de vouloir
que la souffrance cesse n'est jamais aboli. Mais dans un exercice suprême
de la liberté, d'autres valeurs sont mises par dessus la souffrance,
de manière à ce que celle-ci ne soit plus la maîtresse
absolue de ma vie. Le Christ nous a montré que l'être
humain est capable de mettre en marche une force et un courage qui
ne sont pas faits d'indifférence, ni d'insensibilité,
mais qui sont capables de remporter la victoire sur la puissance paralysante
(de repliement) de la souffrance. Cette victoire est toujours ambiguë et
précaire mais elle met normalement en marche des mécanismes
positifs insoupçonnés qui généralement
tiennent à quelque chose de supérieur, en dehors de soi.
A Gethsémané, Jésus vit cette lutte entre Ie refus
de la souffrance et son acceptation comme passage inévitable
sur quelque chose de plus important, face à quoi la souffrance
devient secondaire (transcender la souffrance).
C'est pourquoi, pour aider ceux qui souffrent, il n'est pas suffisant
d'apporter un soulagement. L'essentiel est d'apporter cette force du
dehors, cette grâce, ce recours spirituel qui donne le courage
nécessaire pour consacrer ses efforts à quelque chose
de plus précieux. La conséquence positive la plus immédiate
de la souffrance est la capacité qu'elle peut donner pour comprendre
la souffrance des autres. Finalement, notre manière de faire
face à la souffrance révélera qui nous sommes.
Le croyant peut trouver des ressources infinies dans l'amour de Dieu.
Car on peut affronter tout quand on se sait pleinement compris et absolument
aimé ! « Je peux tout en celui qui me rend fort » (Philippiens
4.13). Seulement par la foi, par la Grâce, par Christ !
Gabriel Monet |