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Face à la souffrance,
s’éloigner ou se rapprocher de Dieu ?
 
 

La souffrance ! Elle est partout. Elle est autour de nous, elle est en nous. Le monde entier est son domaine, mais son terrain privilégié, en même temps que son meilleur auxiliaire, est l'homme, à qui il suffit d'exister pour souffrir et produire automatiquement de la douleur. Qu'on s'appelle Job, Paul de Tarse, Homère, Michel-Ange, Chopin, Napoléon ou Soldat inconnu, la souffrance colle toujours à notre peau d'homme. La souffrance est partout. Elle est capable de prendre toutes les formes imaginables : maladie, torture physique, deuil, souffrance morale, chagrin d'amour, vieillissement... Tour à tour, elle se fait aiguë, sournoise, violente, sourde, tenace, latente, lacérante, hideuse, vicieuse. Elle frappe, martèle, écrase le corps, brise le cœur, fait agoniser l'esprit. ElIe peut naître du travail, tout autant que du plaisir. Personne sous le soleil n'est à l'abri de la souffrance. Elle règne dans la vie du pauvre, mais n'épargne pas le confort du riche. Elle fait pleurer l'enfant, défigure la beauté du jeune, ride le visage de l'adulte et tord le corps du vieillard. Du berceau à la tombe, la souffrance est notre inséparable compagne. Elle fait partie intégrante de la vie.

Devant cette implacable réalité, l'homme se rebelle et se défend avec tous les moyens à sa disposition. Son instinct de vivre s'oppose sans cesse contre tout ce qui menace de le détruire. Sera-t-il possible d'apprendre à assumer la souffrance, à la maîtriser, à l'utiliser, à la transformer, de manière à pouvoir faire de cette maîtresse de mort, une maîtresse de vie ? La souffrance est un sujet si vaste et si complexe qu'il serait prétentieux de ma part de vouloir ébaucher ici, ne serait-ce que ses principales implications. Car la souffrance peut être abordée par de très différentes approches qui échappent totalement à ma compétence : point de vue médical, psychologique, social, éthique, philosophique, théologique. Il serait extrêmement enrichissant d'explorer ces différentes voies avec l'aide de spécialistes dans les domaines mentionnés ! Je ne suis pas un spécialiste de la souffrance. Je ne suis donc pas là en tant que tel. Il y a de nombreuses personnes qui connaissent mieux que moi la douleur, soit par expérience professionnelle, soit par expérience personnelle. Je ne suis là qu'en qualité de témoin. Je dirais à la rigueur que je suis là en qualité de souffrant. En tant qu'être humain soumis à la souffrance, comme vous tous, sensibilisé peut être d'une manière spéciale au problème qui nous occupe, de par ma formation et mon travail pastoral. Toute cure d'âme n’est qu'un accompagnement de ceux qui souffrent.

Or, plutôt que de traiter le problème métaphysique du mal ou le problème théologique de la souffrance, j'aimerais me limiter à considérer quelques-uns de ses aspects humains. Car en réalité ce qui existe, ce n'est pas exactement le problème universel de la souffrance, mais des êtres qui souffrent pour des problèmes bien personnels. Nous tous, vous et moi. La simple expérience de la vie nous confronte à cette triple constatation :

– Le besoin universel d'exprimer et de crier sa souffrance.
– Le désir universel d'expliquer la souffrance ou de lui trouver un sens.
– L’effort universel pour éviter, combattre ou supprimer la souffrance.


Exprimer la souffrance

Depuis toujours l'homme se sent poussé à exprimer sa souffrance. Dès la naissance, Ies premières expressions du nouveau-né sont des cris de douleur, de rupture, de peur, peut-être d'inconfort. La littérature universelle surgit comme un besoin de dire Ie drame humain. Cette clameur parcourt tous Ies âges de l’histoire. II arrive même que Ies plus beaux chants soient aussi les plus désespérés, les plus douloureux. La Bible contient beaucoup de témoignages sur la souffrance : Salomon et Job ont connu et exprimé mieux que quiconque la misère humaine, l'un dans la prospérité (voir l'Ecclésiaste) et l'autre dans l'adversité. L'un en faisant l'expérience de la vanité des plaisirs et l'autre en faisant l'expérience de la réalité de la souffrance.

La force de la tragédie grecque réside justement dans le fait d'avoir su exprimer le drame qui se joue au cœur de chaque être humain : l'homme confronté à un malheur qui est à la fois révoltant et inévitable, et face auquel il se sent en même temps victime et coupable. Le stoïcisme et la plupart des philosophies orientales ont insisté sur la valeur éthique, voire le mérite spirituel de la négation, de la répression et de la non expression de la souffrance. « Douleur, tu n'es qu'un mot » (Epictète). De nombreuses tendances religieuses, même chrétiennes, sont au contraire presque arrivées au culte de la souffrance, à travers le dolorisme et certaines formes d'exhibitionnisme sadomasochiste, à caractère religieux (flagellations, processions, cultes des viscères...).

Face à ces excès, il est important de comparer l'exemple du Christ. Il n'a pas réprimé sa souffrance. Mais ses expressions sont d'une sobriété et d'un réalisme saisissants. II dit : « J'ai soif » (Jean 11.28). Il pleure sur Jérusalem (Luc 19.41) et sur le tombeau de Lazare (Jean 11.35). Il dit au soldat : « Pourquoi me frappes-tu ? » (Jean 18.23). Il crie son désarroi face à la solitude et à l'abandon : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? » (Mt 27.46). Avec lui, je retrouve le droit d'exprimer ma souffrance et de la dire, non en l'affichant mais en ne la cachant pas à tout prix, non plus.


Expliquer la souffrance

L'homme se limite rarement à exprimer sa douleur. Il veut la comprendre. « Pourquoi ? » est la question qui se pose à tous ceux qui souffrent. Pourquoi moi ? Pourquoi lui ? Pourquoi cela ? Il est paradoxal que la souffrance qui est une des réalités les plus connues à l'être humain, soit aussi l'une des plus incompréhensibles ! Pourquoi souffrons-nous ?

La douleur est encore en grande partie un mystère pour la science. C'est difficile d'en parler en général, car il y a autant de formes et de degrés de souffrance qu'il y a de cas humains. Il y a des souffrances qui proviennent de besoins physiques tels que la faim, la soif, le froid... D'autres viennent d'agressions causées à l'organisme. Ces formes de douleur agissent pour la protection de la vie. Des terminaisons nerveuses lancent des sensations douloureuses comme des signaux d'alarme face à un danger (une brûlure, une piqûre, etc...) Tout un mécanisme se met en marche pour éviter un plus grand mal. Cette douleur physique est très relative et varie selon les peuples, les individus et les cas. Il parait qu'il y a des peuples chez qui la vie semble à peine affectée par les caries ! Lors de certaines guerres, on a vu des soldats opérés sans anesthésie qui ne semblaient pas éprouver une plus grande souffrance que celle due à leurs blessures. Il y a des femmes qui accouchent et se lèvent aussitôt pour travailler. Malgré les variations du seuil de sensibilité à la douleur, l'attitude de l'être humain est toujours d'aversion et de refus. La douleur est perçue comme quelque chose d'extérieur à nous et qui envahit notre corps à notre insu. Le sentiment de rupture, de déséquilibre provoqué par la douleur génère un effort immédiat de solidarité de tout notre être dans le refus de l'agression et une mobilisation générale pour un rétablissement harmonieux. En ceci, elle a une fonction positive.

Ce qui rend la douleur insupportable c'est Ie sentiment d'impuissance qui l'accompagne. Car la douleur nous montre jusqu'à quel point nous sommes vulnérables, jusqu'à quel point ce qui nous est Ie plus cher – notre corps – est capable de se retourner contre nous. D'un côté, nous existons grâce à la fonction protectrice de la souffrance (aspect positif), d'un autre, nous cessons d'exister aussi à cause de sa fonction destructrice (aspect négatif). Il est évident que l'explication « naturelle » de la souffrance ne nous suffit pas. Depuis toujours et partout, l'homme a essayé de répondre à cette question au moyen d'explications qui dépassent la sphère de l'expérience humaine : punition d'une transgression à l'ordre universel (notion de tabou), vengeance des dieux ou des forces de la nature pour le châtiment d'un coupable, moyen pour progresser, se purifier ou purger ses fautes (ou celles des autres).

Toutes les religions et les mythologies offrent des explications métaphysiques au problème de la souffrance : Prométhée souffre parce qu'il a osé apporter la connaissance divine aux hommes, contre la volonté des dieux (les vautours rongent ses entrailles, image du remords, de la haine et du ressentiment). Bouddha dira : « Voici mes frères, la vérité sur la souffrance. La naissance est douleur, l'amour est douleur, la séparation est douleur, ne pas réaliser ses désirs c'est souffrir, s'attacher aux choses de la vie c'est souffrir. Voici l'origine de la souffrance : le désir du bonheur, le désir d'exister. » Une idée très courante dans beaucoup de religions (même chrétiennes), est que toute souffrance est le résultat direct d'une punition divine causée par une transgression dont le coupable n'est pas nécessairement conscient. Ainsi nous entendons dire : « Pourquoi Dieu permet-il que cet ivrogne renverse ce vieillard ? », « Pourquoi Dieu permet-il que des enfants soient massacrés pendant toutes ces guerres ? », « Pourquoi Dieu m'envoie-t-il ce cancer ? », « Qu'est ce que j'ai pu faire au bon Dieu pour qu'il me donne une fille aussi bête ? » L'enfant tombe en essayant d'atteindre le pot de confiture : « Voilà, tu l'as bien mérité. Dieu t'a bien puni ! » C'est la théologie des sadducéens (celle des amis de Job) : toute prospérité est une bénédiction divine, tout malheur un châtiment mérité !

La Bible ne contient pas beaucoup d'explications sur la souffrance. Elle dit que la souffrance a son origine dans la liberté humaine. Mais il y a un livre (celui de Job) qui a été certainement écrit pour s'opposer à cette tendance bien enracinée en l'homme, selon laquelle toute souffrance est la conséquence directe de la punition divine pour une faute personnelle. Il est vrai que la Bible dit que « le salaire du péché, c'est la mort » mais elle ne dit nulle part que toute souffrance est le salaire mérité par le péché du souffrant. Je ne connais pas de réponse à la question de la souffrance aussi dévastatrice, aussi anti-biblique que celle-ci. Je l'ai toujours trouvée beaucoup plus convaincante pour ceux qui la donnent que pour ceux qui souffrent. Il est, en effet, assez facile de prétendre convaincre Job avec cette explication (non de Ie consoler !) quand on ne sait pas de quoi on parle, parce qu'on n'a pas souffert soi-même. Mais Ie texte biblique est bien clair. Job souffre et pourtant il est innocent (Job 1.1). Malgré ce livre et beaucoup d'autres passages bibliques, il y a encore aujourd'hui des gens qui raisonnent comme Ies amis de Job.

Un jour, les disciples de Jésus, en voyant un aveugle de naissance, lui posent la question suivante : « Qui a péché, celui-ci ou ses parents pour qu'il soit aveugle ? » (Jean 9.1-3). Les disciples savaient déjà qu'il y a des maladies propagées par voie sexuelle, qui donnent parfois naissance à des enfants aveugles. Ils croyaient aussi possible, selon la théologie des pharisiens, que l'enfant soit né aveugle comme châtiment des péchés qu'il commettrait plus tard ! La réponse de Jésus est très intéressante, car il leur dit : « La question n'est pas là. » Devant la souffrance, l'essentiel n'est pas de pouvoir l'expliquer mais de faire quelque chose pour la soulager. Il fit alors de la boue, et mobilisa l'aveugle pour œuvrer dans le but d'une guérison.

Certains affirment que la souffrance a comme but de nous rendre meilleurs en nous purifiant par le feu de l'épreuve. J'ai pourtant constaté dans ma vie et dans mon ministère que si la souffrance rapproche parfois de Dieu, dans d'autres cas, elle révolte contre Dieu ou tout simplement, détruit. Les évangiles nous montrent que celui qui était déjà le meilleur des hommes a pourtant terriblement souffert. Et sur la croix, Jésus ne voit pas la souffrance comme quelque chose que Dieu lui envoie. Au contraire, Jésus se rend compte que Dieu le laisse pleinement souffrir, abandonné à sa totale humanité. Son cri sur la croix « Pourquoi m'as-tu abandonné ? » signifie moins « Pourquoi me fais-tu ça ? » que « Pourquoi n'interviens-tu pas ? » (Mt 27.46). Arrivés à une certaine limite, nous devons abandonner la thèse de la souffrance positive. La douleur est trop souvent un supplément sinistre, qui détruit l'homme sans lui apporter quelque chose en échange. Nous souffrons donc pour différentes causes :

– Nous souffrons parce que nous sommes des êtres humains. Notre réalité corporelle est sensible, vulnérable et mortelle. Dans ce sens, notre souffrance est « naturelle » ou du moins inévitable dans cet état de choses.
– Nous souffrons parce que nous sommes intelligents, donc capables en même temps de nous rendre compte de notre réalité souffrante, et capables d'utiliser notre souffrance pour faire souffrir.
– Nous souffrons parce que nous sommes bêtes. Beaucoup de notre souffrance vient de nos erreurs par rapport à nous et par rapport aux autres.
– Nous souffrons parce que nous sommes libres et capables de faire des choix douloureux.
– Nous souffrons parce que nous sommes méchants, capables de nous faire très mal individuellement et collectivement.
– Nous souffrons aussi parce que nous sommes ensemble, solidaires, et victimes du mal des autres.
– Nous souffrons enfin par solidarité ou compassion face à la souffrance de l'autre. Cette souffrance est appelée parfois « souffrance rédemptrice ». Mais attention, c'est une expression risquée. Car ce qui est rédempteur, ce n’est pas la souffrance, mais l'amour capable d'aller jusqu'à l'héroïsme pour aider ou sauver l'autre. La souffrance n'est jamais l'acte salvifique, mais seulement la conséquence. La relation entre souffrance et réalisation positive n'est jamais une relation de cause à effet. C'est une relation de réalisation malgré tout.


Assumer, récupérer, combattre la souffrance

Assumer la souffrance morale

Le besoin d'assumer la souffrance est clair dans certaines souffrances physiques (celles qui accompagnent Ies prouesses sportives, par exemple) mais surtout dans Ie cas de la souffrance morale. Au contraire de la souffrance physique, la souffrance morale n'est due ni à un accident, ni à un état pathologique. Elle fait partie de la condition humaine. « La réalité humaine est souffrante par nature » (J.P. Sartre, L'Etre et le néant, p. 134). Cette souffrance surgit d'un conflit entre la volonté – nos désirs – et la réalité. Elle est causée par notre frustration face à nos limites biologiques (on se trouve laid, malade, ou vieux), sociales (être exclu, juif, noir, étranger, célibataire), économiques (ne pas pouvoir payer son loyer ou ses dettes), affectives (se savoir trompé ou non aimé). Elle est provoquée par les barrières, parfois infranchissables, que la réalité dresse en face de nos rêves, de nos illusions et de nos attentes : être blessé par la critique, se sentir bête ou coupable, avoir peur (de ne pas guérir, de ne pas être aimé...), être désespéré par le « trop tard » (pour réparer une faute, la mort d'un être cher, le vieillissement...). La souffrance fait ainsi partie constituante de l'homme au moins dans son état actuel.

Qu'est ce que la sensibilité, sinon d'abord l'aptitude à souffrir ? Est -ce possible d'aimer sans souffrir ? Plus un cœur aime, normalement plus il souffre. Plus un être est consciencieux, sensible et intelligent, plus il risque de souffrir. La Bible disait déjà que : « Celui qui augmente ses connaissances, augmente sa douleur » (Ecclésiaste 1.18). La souffrance accompagne donc la sensibilité spirituelle, intellectuelle et morale. Faudrait-il souhaiter être privé de ces capacités ? La solution à la souffrance ne serait pas de dissimuler sa sensibilité comme on dissimule une tare physique. Faudrait-il redouter l'épine au point de renoncer à cueillir la fleur ou Ie fruit ? Quiconque aurait étouffé en lui-même la faculté de s'émouvoir (de souffrir !) apparaîtrait comme un monstre. Par contre, Ie cœur qui vibre devant la douleur humaine et s'évertue à la soulager, est reconnu par tous comme un être plus humain. Où irions-nous aux heures grises de la vie, puiser force et espérance, s'il n’existait pas de telles personnes ?

C'est pourquoi souvent la souffrance affine l'homme, l'aide à réaliser pleinement son humanité. Or, une telle œuvre, qui consiste à réaliser l'idéal de Dieu dans notre vie (l'œuvre essentielle d'une vie humaine), ne s'accomplit pas sans tâtonnements, sans efforts, sans résistance tant du dedans que du dehors, en un mot, sans souffrance. Le meilleur de nous-mêmes, nous le devons parfois à nos douleurs. Dieu a dit à la femme : « Tu enfanteras dans la douleur » (Genèse 3.16). Ce n'est pas un châtiment, c'est une constatation. Tu t'enfanteras toi-même dans la douleur. Le développement de ta personnalité, ton éducation, ta place dans la vie, ta maturité chrétienne sont autant de conquêtes que tu ne peux réaliser qu'au prix de la souffrance.

La douleur, auxiliaire précieuse, indispensable et néanmoins effrayante, a donc un rôle éducateur. L'assumer avec cohérence contre l'homme égoïste et jouisseur, c'est le chemin le moins fréquent ! Un chemin de salut et de vice. Pourvu qu'il ait un sens ! Lorsque Dante, épuisé par sa pénible marche à travers les innombrables cycles de l'Enfer et du Purgatoire, sent son cœur défaillir, Virgile lui murmure ces trois mots, si riches de réconforts pour lui : « Tu verras Béatrice. » A cette pensée, Dante aussitôt, retrouve de nouvelles forces et avec courage reprend sa douloureuse pérégrination à travers les sombres vallées de l’épreuve. Ne pourrait-on pas voir dans cet épisode de l'immortel poème un symbole du rôle mystérieux, mais réel, joué par l'espérance dans l'existence de l'humanité ? L’espérance est la force spirituelle qui suffit à empêcher, en perdant courage, de perdre à tout jamais la vie, qui permet d'aller au devant du devoir et s'il le faut du sacrifice.

Récupérer la souffrance

Il y a une relation mystérieuse entre la souffrance et la force spirituelle. L'intellectuel et le religieux sont exposés à souffrir d'une angoisse supplémentaire. La souffrance est inséparable de la recherche scientifique et spirituelle, car l'intellectuel est tourmenté davantage que d'autres, par les problèmes tragiques que pose la vie. Les artistes semblent compter parmi les privilégiés de la souffrance. Quel rôle joue la souffrance dans leur création artistique ? Existerait-elle sans la douleur ? Si l'artiste l'est grâce à sa sensibilité, c'est qu'il est capable de souffrir beaucoup. Comment la souffrance n'affecterait-elle pas la sensibilité délicate de l'artiste ? Aussi, rares sont les grandes créations franchement joyeuses. Le comique et le rire ne sont souvent qu'une grimace de la souffrance, telles Ies comédies de Molière desquelles Alfred de Musset disait fort justement « que lorsqu'on vient d'en rire, on devrait en pleurer ».

Ai-je besoin de rappeler la place que tient la souffrance dans toute la littérature, parsemée de conflits, de déchirements, d'angoisses et de crimes, dont la souffrance et l'amour sont en même temps cause et effet (penser à Hugo, Chopin, Schumann, Beethoven, Jean-Sébastien Bach (qui perdit 13 de ses enfants) ? Toutes leurs œuvres ne sont-elles pas l'expression de la lutte de l'homme contre l'adversité, ne représentent-elles pas l'effort de l'homme pour comprendre Ie sens de la souffrance, pour la vaincre en s'élevant au-dessus d'elle ?

Combattre la souffrance

Malgré toutes Ies explications qu'il s'est procuré, l'homme a toujours combattu la souffrance, par tous les moyens mis à sa disposition. La technique ainsi qu'une large part du labeur des scientifiques n'ont en réalité qu'un but : combattre la souffrance, l'obliger à reculer, en un mot améliorer Ies conditions de l'existence (lutte contre la faim, Ie froid, la fatigue, etc.). Tant qu'il subsistera une souffrance, Ies vrais scientifiques travailleront à dépasser leurs efforts de la veille.

Oui, mais toute médaille a son revers. Et la science, comme tout ce que l'homme touche, est aussi génératrice de souffrance. Aussi acharné, aussi fécond, aussi méritoire que soit l'effort des savants pour vaincre la peine des hommes, ils ne peuvent pas dispenser l'humanité de sa responsabilité morale. Sans celle-ci, tout effort est vain. C'est en négligeant l'éthique que nous sommes arrivés à cette « barbarie scientifique » de la guerre et de la paix où Ie monde risque son propre suicide. La médecine et la pharmacie en lutte contre la maladie pour limiter ou réduire la douleur, ou faire reculer ses frontières : accouchements sans douleur, mort sans douleur... Est-ce qu'en voulant éliminer la souffrance à tout prix, nous ne risquons pas aussi d'éliminer la sensibilité ? On peut se demander si l'aspirine nous a rendus plus heureux ou bien plus fragiles et intolérants ?

Nous ne nous pencherons jamais avec assez de considération sur la souffrance humaine, et c'est pourquoi sont admirables ceux qui la combattent à grands coups d'intelligence et de cœur. Cicéron avait déjà dit que : « C'est le cœur qui fait le vrai médecin. » Le vrai médecin est un sentimental qui reste scientifique. Pensons aux hôpitaux, ces temples de la souffrance où l'homme vient chercher soulagement à sa misère et un peu d'espérance. Jésus a consacré un immense effort à soulager la souffrance. Il a assumé sa propre souffrance après avoir essayé de l'éviter (Père, éloigne cette coupe... mais non ma volonté). Il a appris l'obéissance à travers la souffrance et nous encourage à assumer la souffrance supplémentaire d'être chrétien (Luc 9.23).


Conclusion

Au bout de notre rapide enquête au pays de la souffrance, nous pouvons conclure que rester humain et chrétien face à la vie : c'est garder une parcelle de foi dans la dignité de la nature humaine, dans la valeur sacrée de la vie et de son mystère, c'est se préoccuper sans cesse d'adapter ses découvertes à la nature intégrale de l'homme, c'est se reconnaître serviteur de l'humanité et à ce titre, lutter énergiquement contre tout ce qui rabaisse l'homme, c'est développer constamment en soi-même le souci de se pencher avec une piété fraternelle sur les membres souffrants de la famille humaine, c'est transformer la douleur en maîtresse de vie.

La souffrance, souvent inutile et destructrice, peut-elle être assumée et récupérée au point d'apporter à la vie de celui qui souffre quelque chose de positif ? Tout dépend du genre et de l'intensité de la souffrance. Il y a des formes de souffrance tellement intenses qu'elles débordent toutes les défenses psychologiques de l'individu et entraînent inévitablement sa destruction (torture, maladies terminales, etc...). D'autres souffrances sont susceptibles d'être assumées et surmontées même admirablement.

Normalement toute souffrance – surtout morale – a trois temps : déstabilisation (on se sent violé, paralysé, insécurisé), deuil (on se sent confronté à la réalité et on réagit de différentes manières : rébellion, dépression, régression, etc.), dépassement : la vie, même mutilée, renaît. Ces phases correspondent avec les trois moments de la passion du Christ, notre modèle : crucifixion (temps excédé par l'intensité et la brutalité du mal), mise au tombeau (temps de silence, de désorientation, de souvenir), résurrection (temps d'espérance, d'action et de reconstruction). Beaucoup de personnes n'arrivent jamais à ce dernier stade. La souffrance les enferme sur elles-mêmes (avec des douleurs réelles ou somatisations). Combien de gens ne souffrent-ils pas des malheurs qui ne les ont jamais touchés ?

Pour dépasser la souffrance, il est nécessaire de l'assumer et ensuite d'apprendre à souffrir. Il ne s'agit pas de se résigner face à sa souffrance mais de ne pas se laisser bloquer par elle. Voir plus loin ! Le désir irrésistible de vouloir que la souffrance cesse n'est jamais aboli. Mais dans un exercice suprême de la liberté, d'autres valeurs sont mises par dessus la souffrance, de manière à ce que celle-ci ne soit plus la maîtresse absolue de ma vie. Le Christ nous a montré que l'être humain est capable de mettre en marche une force et un courage qui ne sont pas faits d'indifférence, ni d'insensibilité, mais qui sont capables de remporter la victoire sur la puissance paralysante (de repliement) de la souffrance. Cette victoire est toujours ambiguë et précaire mais elle met normalement en marche des mécanismes positifs insoupçonnés qui généralement tiennent à quelque chose de supérieur, en dehors de soi. A Gethsémané, Jésus vit cette lutte entre Ie refus de la souffrance et son acceptation comme passage inévitable sur quelque chose de plus important, face à quoi la souffrance devient secondaire (transcender la souffrance).

C'est pourquoi, pour aider ceux qui souffrent, il n'est pas suffisant d'apporter un soulagement. L'essentiel est d'apporter cette force du dehors, cette grâce, ce recours spirituel qui donne le courage nécessaire pour consacrer ses efforts à quelque chose de plus précieux. La conséquence positive la plus immédiate de la souffrance est la capacité qu'elle peut donner pour comprendre la souffrance des autres. Finalement, notre manière de faire face à la souffrance révélera qui nous sommes. Le croyant peut trouver des ressources infinies dans l'amour de Dieu. Car on peut affronter tout quand on se sait pleinement compris et absolument aimé ! « Je peux tout en celui qui me rend fort » (Philippiens 4.13). Seulement par la foi, par la Grâce, par Christ !

Gabriel Monet

 
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* Cet article a été repris du site E2E avec l'aimable autorisation de l'auteur.
 
 
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Si Dieu est amour, pourquoi le mal ?
Un ouvrage récent entièrement consacré à la question du mal
 
 
 
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